Daniel Coulet

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Les accolades mystérieuses

J’ai découvert la première arche de Daniel Coulet dans un jardin de Toulouse, le jardin des Abattoirs. Si vous vous y rendez, vous observerez d’abord une ligne dans l’espace. La sculpture semble légère, le haut de sa courbe se mêle au bleu du ciel. Elle génère une élévation, mais cette élévation n’est tributaire que du seul regard. Si je confronte mon corps au bronze de l’ouvrage, en passant à travers sa forme, je suis sollicité par une tension, une déformation qui rompt l’équilibre et qui, par le mouvement m’oblige à prendre conscience de l’instabilité de ma position et de mon assise.

Je ne suis plus cet homme, levant les yeux vers la lumière, mais un marcheur à qui la sculpture rappelle sa nature ambivalente, entre terre et air, accentuée par l’élargissement des pieds de l’arche, par l’état de la patine qui nous livrent à un règne animal déroutant, à une étrange peau de monstres ou de chimères. Les arches de Daniel Coulet sont profondément physiques. Elles sont des corps dont nous ne pouvons préciser l’origine.

Si elles acceptent l’héritage de la pensée scolastique et son aspiration à la lumière, elles le conçoivent sans oubli de la chair, de la substance qui nous attachent au sol. Elles n’abandonnent jamais la fragilité de la station debout et la souffrance qu’éprouve l’humanité à concevoir son arrachement à la pesanteur. Ses arches ne jouent pas avec l’illusion d’une assomption. Elles soulignent, au contraire, l’enlacement complexe de la matière et de l’esprit.

S’il y a « chimère », celle que j’ai devant moi est faite d’immatériel, de « corps sans corps » et de créatures impressionnantes surgies de la nuit des temps. L’arche réunit, ici, des contraires. Ses règnes, ses rythmes génèrent des « formes monstres » semblables à celles de la poésie. En passant sous l’arche, ne sommes-nous pas d’ailleurs entraînés, dans un espace immense, plus grand que nous, comme celui de la baleine de Jonas. La sculpture nous avale et nous enveloppe dans le volume qu’elle crée.

En ce sens, l’arche est une porte vers l’inconnu, vers un autre territoire. Les sculptures de Daniel Coulet se construisent par cet acte : franchir le seuil. Par leur déploiement elles exercent leur emprise sur le vide qui les entoure « avant et après » la traversée. Elles peuvent être fines, fragiles comme une branche souple et pliée ou, au contraire, se dresser comme les portes de l’enfer ou du paradis. Il leur arrive de porter des corps torturés qui sont, peut-être, ceux de damnés ou, au contraire, ceux qui, après l’apocalypse, libérés de leur poids, trouvent la vie nouvelle. Elles prennent parfois l’allure de divinités sombres et cruelles, de cerbères exhibant, à leur portail, les têtes de ceux qui n’ont pu accéder à l’univers « au-delà ».

Ces sculptures se dressent, accueillantes ou hostiles. Elles permettent l’expérience ambiguë de l’espace, de ses réversibilités. Elles créent ainsi une scène où nous sommes conduits, au bord d’une frontière, à faire « le pas au-delà ». Il y a, l’envers et l’endroit, le passé et le futur, le jour et la nuit, la souffrance et la joie. Nous sommes les sujets de ces architectures duelles qui nous dominent.

Leur mode d’existence, nous oblige à tourner autour de leur construction. Elle nous impose une définition en écho à cette structure statique qui nous attache à son immobilité. Cette situation d’arche unique n’est qu’une des manifestations possibles de son existence. Elle est un point de départ qui s’est enrichi par des dédoublements, des gémellités, des multiplications reliant une arche à une autre, dans l’imaginaire d’un cloître, d’une abbaye ou d’un palais. Ainsi peuvent-elles nous enfermer, un temps, dans un volume ou, au contraire, par l’air qui circule entre elles, créer une scansion qui invite à la progression du marcheur. La lumière n’est plus alors une source, une étoile à atteindre ou un mystère à découvrir « derrière le miroir ». Elle joue, désormais, avec l’ombre des vides et des pleins que les arches génèrent. Il ne s’agit plus de franchissement mais de pas, de chemin, de passage. L’en-deçà et l’au-delà disparaissent au profit d’un déplacement qui transforme le sujet qui l’accomplit. L’expérience n’est plus l’expérience d’une révélation mais d’une métamorphose.

À m’imaginer, avançant sous ces arches, c’est une clairière dans lesquelles je chemine. Plus abstraitement, c’est un processus de modification que j’expérimente. À ce moment, « l’acteur des arches » devient « l’homme du passage ». Dans le mouvement et par le mouvement, il va se renouveler. Ces sculptures proposent l’espace d’une initiation, c’est-à-dire d’un espace où les jeux de valeurs, les continuités, les décalages, les ruptures, les variations transforment celui qui s’y livre.

Il n’y a, désormais, plus de totalité ou de dualité entre des totalités contraires nous sublimant ou nous terrassant mais l’extension d’un mouvement. Le moment plein de la course est notre nouvelle totalité mais, cette fois, totalité dont nous savons qu’elle est insaisissable. Nous la connaissons parce que désormais l’architecture nous a rendus mobiles. Je me souviens avoir écrit dans un poème, en pensant à James Joyce, ces mots traduisant cette métamorphose du marcheur dans la ville :

Arche sur Arche
les quais, les hôtels
Mais vide est la pierre jusqu’à
la chambre sourde
dévorée par les mots.

L’homme de ce poème traverse, une cité, la nuit et ces pas « Arche sur Arche » le changent. L’homme de ce poème comme l’acteur des sculptures de Daniel Coulet n’est plus rien si ce n’est la lumière du déplacement qui l’anime et le définit. Il devient « l’homme du passage » que j’évoquais. Passage qui lui permet, par son avancée, de changer, changer de corps, d’esprit, de vie. Cette poétique du passage traverse toute l’œuvre de Daniel Coulet, dans ses sculptures comme dans ses admirables tableaux où une population d’anges, d’hommes et d’animaux traversent des forêts, des espaces en feu, pour s’aventurer dans le territoire de la peinture même. Il n’y a plus de début ni de fin, mais un état de transmutation, peut-être de transformation, dans lequel « Arche sur Arche », le déplacement nous entraîne. Ce sont ces formes, ces mots « Arche sur Arche » qui donnent la cadence. Ils induisent le flux des sculptures de Daniel Coulet. Porte, passage, flux, ces mots donnent tout leur sens à ses œuvres. Elles provoquent le basculement, un dialogue entre haut et bas, où les directions se modifient sans cesse. « Arche sur Arche » produit alors le sentiment d’une virtualité permanente. C’est à cet instant que les principes axiaux de la sculpture s’inversent et que là où je voyais une voûte, je vois désormais, une coque, un bateau. Je ne lève plus le regard entre un portail et un chœur. L’élévation disparaît révélant ainsi la présence d’une autre nef. L’espace chavire de haut en bas, cette nef navigue à la surface des eaux. La maison est devenue barque. L’angle aigu du toit, tourne sur lui-même. L’arche inversée se met à l’eau. Les sculptures nous entraînent dans une giration qui définit la nature très singulière des œuvres de Daniel Coulet. Il n’érige plus classiquement une sculpture ni ne la met à terre, comme l’a souhaité Carl Andre, mais crée un espace plastique dont le principe est cette giration. Daniel Coulet propose donc de franchir, d’élever, mais dans le même temps de retourner, de « naviguer » et ainsi d’habiter, par ce double état, les volumes qu’il crée. Il s’empare des arcades et des arcatures. Grâce à elles, il crée un espace qui est, à la fois, une architecture, un corps, un cœur, un chemin et un mouvement pur. Chacun peut y associer sensation et spiritualité, dans un champ mental mobile et presque cinématographique. En ce sens, il suit, au plus près, les recommandations d’Auguste Rodin données dans ses entretiens réunis par Paul Gsell.

« (…) Fortifiez en vous le sens de la profondeur. L’esprit se familiarise difficilement avec cette notion. Il ne se représente distinctement que des surfaces. Imaginez des formes en épaisseur lui est malaisé. C’est là pourtant notre tâche. »

« (…) Toute vie surgit d’un centre puis elle germe et s’épanouit du dedans au dehors » et encore « le grand point est d’être ému, d’aimer, d’espérer, de frémir, de vivre. Être homme avant d’être artiste ! « La vraie éloquence se moque de l’éloquence » disait Pascal. Le vrai art se moque de l’art (…). »

Daniel Coulet se moque de l’art comme simple agencement formel. Son travail sur les arches n’est en aucun cas un thème à illustrer ou un projet à exécuter. Il ne se développe, ne s’enrichit, ne varie qu’en fonction de sa profonde connaissance, l’expérience actuelle de ces formes : arc, arches, arcades. S’il s’inspire librement de certains principes d’architectures, il crée, avant tout, un territoire inédit, qui lui est propre, dont la poétique permet l’accès à une cosmogonie dont les points de fuite, les perspectives, sont avant tout intérieures, en quelque sorte une cosmogonie vernaculaire.

En parcourant les chemins ménagés ou projetés par ces arches, en devenant leur « cheminot », naît un sentiment rare et ambivalent. Celui d’une terre à laquelle nous sommes ancrés, dont nous sommes les journaliers. Nous en connaissons le poids, le dessin, les lignes. Il ne s’agit pas cependant d’en être les géomètres mais les visionnaires. Depuis le cœur, la main du sculpteur, cette vision se déploie. Elle nous saisit pour un univers où le mot arpenteur est remplacé par celui d’apesanteur. Daniel Coulet sculpte cette apesanteur.

Olivier Kaeppelin In Faire avec ses mains ce que l’on voit, Auguste Rodin, Mille et une nuits, 2011, pp. 177-179.

Galerie d’art

Le Confort des Étranges

Jacques Roubert

33 rue des Polinaires
31000 Toulouse
Parkings Carmes, Esquirol
Métros Carmes, Esquirol

Ouverture :
Jeu 17:00-20:00
Ven 16:00-20:00
Sam 16:00-20:00